Le temps des territoires est venu. Intervention au Collège des Bernardins.
2017
19 min de lecture
par Pierre-François Bernard

Crédit : Katsushika Hokusai, Clear Weather with a Southerly Wind, Rijksmuseum, domaine public.
Séminaire organisé par l’association des Amis de l’École de Paris du management, en collaboration avec le Collège des Bernardins et Le Rameau, avec l’appui de la Fondation Crédit coopératif.
Après des siècles de centralisme, durant lesquels l’État était seul en charge de l’intérêt général, la tendance s’inverse. Amorcé en 1982, le mouvement de décentralisation s’accentue sous les influences conjointes de la réduction des ressources de l’État, des menaces environnementales et du développement de l’économie sociale et solidaire. La prise de conscience que le modèle de l’individualisme consumériste touche ses limites amène également à repenser la nécessité du lien social et des solidarités de proximité. Le territoire s’inscrit alors comme une évidence, dès lors qu’il ne se réduit pas à un espace administratif clos mais s’anime par la rencontre d’intérêts individuels divers, articulés autour de projets communs. Reste à mettre en œuvre une ingénierie qui permette à ces acteurs locaux de s’approprier les innovations sociales issues de ce processus de co-construction.
Mon parcours professionnel a été marqué par deux aspects importants.
Le premier est la coopération. J’ai d’abord passé deux années en coopération décentralisée au Mali, puis vingt autres dans le secteur agricole et fromager, dans la filière de production du Beaufort, et ensuite comme directeur d’une coopérative fromagère dans le Cantal. Cette dernière m’a permis de comprendre ce qu’était la grande distribution et les marques distributeurs, notamment en travaillant avec le groupe Carrefour. Pendant dix ans j’ai assumé, au sein de la filière Comté, les responsabilités d’animation et de coordination de l’ensemble des fruitières du Doubs et du Jura. Cette filière d’excellence réunit deux mille cinq cents exploitations agricoles, cent cinquante fruitières, quinze affineurs qui vendent à cinq grandes surfaces. Je me suis ensuite dirigé vers la coopération territoriale, avec des expérimentations préalablement testées dans la filière Comté. Celles-ci m’ont amené à exercer un métier que je qualifierais de développeur territorial, au sein d’une coopérative d’activités (CAE) dénommée Oxalis, réunissant deux cents entrepreneurs sur le territoire français, fédéralisés sur les fonctions transversales pour mieux exercer leurs métiers. Je suis également mandataire social d’une société coopérative d’intérêt collectif (Scic), basée à Lons-le-Saunier, qui s’appelle Clus’Ter Jura, et que je dirige actuellement.
Le deuxième aspect de mon parcours est le décloisonnement. Je suis issu d’un milieu plutôt citadin d’Île-de-France, mais je me suis orienté, par mes études, vers le monde agricole. Avec l’accord de mes employeurs, je me suis engagé dans le monde associatif, dans un mouvement confessionnel et d’éducation populaire, Chrétiens dans le Monde Rural (CMR), dont j’ai assumé la présidence nationale. Je me suis également impliqué dans le domaine de la finance solidaire, au sein de Franche-Comté Active, qui gère des fonds territoriaux permettant de financer et d’accompagner des entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire (ESS). Depuis deux ans, je suis élu de mon village et maire d’une commune nouvelle, issue de la fusion de six communes préexistantes et baptisée Les Premiers Sapins, car nous sommes situés à 750 mètres d’altitude, là où vous rencontrez les premiers sapins quand vous venez de Pontarlier en vous dirigeant vers la Suisse.
À la poursuite de l’intérêt général
Aujourd’hui, l’intérêt général, naguère porté par l’État, s’est décentralisé vers les acteurs des territoires et cela a nécessité de leur part des efforts d’innovation dans le domaine social. Pour moi, ces processus d’innovation sociale sont non seulement une nouvelle façon de faire de l’économie, tournée vers la coopération et la bienveillance, mais aussi une nouvelle façon de faire de la politique, car, selon Aristote, la politique est une façon de faire naître de l’amitié entre les différents membres de la cité.
Saint Augustin disait, à propos de ce qu’est l’intérêt général : « Si personne ne m’interroge, je le sais ; si on me le demande, je l’ignore. » Entre l’intérêt, qui relève du pragmatisme, et le général, qui fait appel à une certaine transcendance, on a non pas une vérité, mais un oxymore qui cherche à définir une réalité difficilement conceptualisable. De plus, cette notion varie selon les pays, les anglo-saxons la concevant plutôt comme la somme des intérêts particuliers, alors que pour nous, depuis la Révolution et l’accroissement du rôle de l’État, elle est « la pierre angulaire de l’action publique », selon la formule du Conseil d’État. Chez nous, c’est donc le service public qui concrétise cette notion. Cependant, cette dernière s’est peu à peu étiolée et son portage a désormais changé.
En premier lieu, la crise environnementale a contribué à cette évolution. La notion d’environnement traversant les frontières, aucun État n’est en mesure d’y répondre seul, mais la nécessité d’une gouvernance mondiale est cependant régulièrement remise en cause, en dépit des résultats de la COP21.
En deuxième lieu, la crise de défiance que vivent les politiques, à l’exception notable des maires qui restent les plus appréciés par la population, joue également un grand rôle. La désaffection pour les bureaux de vote en témoigne : l’abstention est croissante et le vote lui-même n’est plus, pour beaucoup, qu’un acte de dessaisissement et non pas d’engagement. Désormais, les leviers de mobilisation sont ailleurs, certains citoyens commençant à prendre en main les moyens pour agir. Face à cette crise, qui dure depuis 1973 et qui constitue plutôt une métamorphose, je suis scandalisé par ce que j’appelle le descenseur social et par l’accumulation de richesses entre les mains de quelques-uns. La récente publication des chiffres de la Fondation Abbé Pierre, notamment sur le mal logement, prouve qu’il reste beaucoup de choses à faire alors que nous avons encore 1,8 millions de travailleurs pauvres sur notre territoire, ce qui, pour moi, est intolérable.
Ensuite, alors que la conquête des libertés individuelles a été une avancée majeure du siècle des Lumières, la montée à son extrême de l’individualisme a uniformisé l’homme moderne et l’a coupé des autres. Dans nos sociétés, l’individu prime désormais sur le groupe et, même si la Sécurité sociale est une avancée majeure, issue du programme de la Résistance, on peut s’interroger sur les effets pervers qu’elle a eu dans notre société – la déresponsabilisation et la désolidarisation – en se substituant aux liens de solidarité naturels, surtout dans le monde rural.
Enfin, parallèlement à la crise économique, la crise de sens affecte l’intérêt général, notamment à travers les liens entre la technoscience – la génétique en particulier – et le progrès. Je suis désormais très dubitatif vis-à-vis des décisions qui peuvent avoir des effets irréversibles et qui remettent en cause certains de nos fondements éthiques.
Qui porte cet intérêt général ?
Le retour de la notion de communs
Les territoires de projets
Start-up de territoire
Nous avons mené une expérience, dénommée Start-up de territoire, qui a réuni pendant huit heures, sur une place publique de Lons-le-Saunier, trois cent cinquante volontaires afin de réfléchir à de nouvelles façons de faire sur vingt-trois thématiques. Le mouvement de “débordement citoyen” que nous souhaitions, dans notre logique de boucle locale, a intéressé des entreprises. Le Crédit Agricole, en particulier, nous a demandé d’animer un atelier sur ce que pourrait être la banque agricole de demain, en lien avec leur vocation de banque coopérative de maintenir toutes leurs agences en milieu rural. Le but était d’identifier, dans un processus de R&D sociale, les externalités pouvant générer des services à la population compensant le coût de ce maintien.
La Poste, confrontée à la baisse du courrier, nous a également demandé de pouvoir s’impliquer dans le cadre de notre action sur le recyclage des bouteilles en verre. Elle teste actuellement, sur trois tournées de distribution du courrier, la possibilité pour les facteurs de les récupérer et de les acheminer vers un centre de lavage.
Le groupe Bel, qui utilise beaucoup de bâches dans son process industriel, réfléchit sur leur réemploi. Aujourd’hui, trois entrepreneurs les récupèrent afin de créer des objets customisés avec, comme logo, non pas “La vache qui rit”, mais “La bâche qui rit” utilisé sous forme de licence. Cinq emplois ont ainsi pu être créés en ateliers d’insertion à vocation environnementale sur un territoire voisin engagé dans le même type d’expérience que le nôtre.
L’agglomération de Lons a permis de créer une entreprise qui allie les broyats de plastique et de bois pour produire un compost mis à la disposition des habitants. Cela a pu se faire en réunissant des gens qui n’avaient pas l’habitude de se rencontrer sur de telles préoccupations communes.
Le but est de créer, grâce à ces start-up de territoire, des événements qui génèrent une émulation et permettent de faire de l’ingénierie démocratique par le biais de méthodes participatives, de qualifier des idées nouvelles et de faire émerger des modèles économiques alternatifs. Je suis persuadé qu’il n’y a pas de territoire sans ressources, seulement des territoires à mobiliser. Tous les territoires ont des ressources humaines et, pour éviter les occasions perdues, il faut savoir mettre les bonnes personnes dans la bonne salle et au bon moment. C’est un métier de catalyseur, pas toujours simple à exercer dans des territoires à faible densité de population, qui requiert de faire preuve d’innovation dans un processus d’expérimentation endogène. Pour moi, le territoire est donc, avant tout, une communauté d’acteurs réunis, dans une logique de projets d’intérêt général, par une confiance mutuelle et par la volonté de développer de l’activité.
Animer le territoire
Clus’Ter Jura
Les territoires nous attendent …
Un choc culturel pour les villages
Peut-on tout gérer localement ?
Dans la filière Comté, j’ai testé le processus de décision par consentement mutuel et je trouve que, dans le débat, la construction d’un désaccord est parfois plus intéressante que celle d’un accord. Arriver à ce que soit formalisé, de manière consensuelle et dans un processus itératif, ce sur quoi l’on n’est pas d’accord et là où cela bloque, est très intéressant pour la construction d’un bien commun. On est alors obligé de tenir compte du besoin de l’autre, même si, in fine, la décision reste difficile à prendre.
Le Clus’Ter travaille actuellement sur la communauté de communes de Bresse-Revermont qui a huit cent cinquante étangs sur son territoire, naguère lieux d’une activité piscicole. Depuis quelques années, le débat communautaire porte sur l’usage de ces étangs, mais ils n’ont ni le temps, ni l’ingénierie nécessaire pour agir efficacement. On pourrait certes faire intervenir un bureau d’études parisien, mais nous préférons mobiliser des acteurs ancrés sur le territoire et qui ont une capacité d’ingénierie sociale. Nous animons à cette fin des réunions locales avec les populations, les pêcheurs, les chasseurs, les environnementalistes, etc., pour construire ces désaccords. La gestion de cette zone protégée devra s’inscrire dans l’axe de protection de l’environnement et comprendre le travail avec des ateliers de transformation du poisson dans une perspective économique. La restauration scolaire de Lons, très avancée dans l’approvisionnement par circuits courts, ou d’autres collectivités ou entreprises locales pourront être des utilisateurs de cette production.
Quant à la taille critique nécessaire pour gérer certaines choses, l’expérimentation sur les monnaies locales montre que des alternatives apparaissent. À défaut de créer de la valeur sur un territoire, la monnaie locale a, au moins, l’avantage de faire en sorte que cette valeur ne fuite pas en favorisant un effet multiplicateur pour les investissements réalisés localement, important facteur de croissance endogène. Elle évite également le moins-disant dans des appels d’offres qui défavorisent généralement les entrepreneurs locaux alors qu’ils contribuent à la vie du territoire.
[1] Valéry Elisséeff, 2017. Le Comté AOP : une réussite collective au cœur du territoire, séminaire Aventures
industrielles de l’École de Paris du management du 17 janvier 2017,
directeur du Comité interprofessionnel de gestion du Comté (NDLR).
[2] Désormais Groupe coopératif Demain, http://www.groupe-demain.coop.
[3] Créée en 2002 par la Caisse des dépôts et consignations et des grands acteurs de l’économie sociale, l’Agence
d’ingénierie et de services pour entreprendre autrement (Avise) agit pour accroître le nombre et la performance des
entreprises d’économie sociale et solidaire créatrices d’emplois et d’activités nouvelles.
[4] Christophe Chevalier, 2016. Faire renaître la chaussure à Romans, séminaire Aventures industrielles de l’École de Paris
du management du 19 avril 2016.